Bibliothécaires : enfin un bouclier contre la censure et les pressions

Rédigé le 09/02/2022

La loi « Robert » du 21 décembre 2021 sur les bibliothèques et le développement de la lecture publique renforce les atouts professionnels des bibliothécaires pour contrer les tentatives de pressions émanant d’élus ou de citoyens.

Les bibliothécaires savent que les périodes électorales sont propices aux interventions d’élus ou de citoyens militants. La présidentielle 2022 ne devrait pas faire exception. « Actuellement, quelques courriers de citoyens ou de partis arrivent déjà dans certaines bibliothèques pour pointer l’absence de tel ou tel titre », témoigne Malik Diallo, président de l’Association des directrices et directeurs des bibliothèques municipales et groupements intercommunaux des villes de France (ADBGV).

Mais, contrairement aux années précédentes, les bibliothécaires ont maintenant un atout pour faire valoir que leurs arbitrages se font dans le respect de la loi du 21 décembre 2021 relative aux ­bibliothèques et au développement de la lecture publique. Issu d’une proposition de loi portée par la sénatrice socialiste d’Ille-et-Vilaine Sylvie Robert, ce texte, qui a été adopté à l’unanimité par les deux assemblées, définit les missions des bibliothèques et leurs conditions d’exercice (lire l’encadré ci-dessous).

Il devrait permettre aux professionnels de repousser plus efficacement les immixtions dans leur travail. Ces derniers devraient aussi se sentir moins seuls face aux pressions hiérarchiques (lire l’entretien ci-dessous). Le sujet est d’ailleurs tellement délicat que les bibliothécaires ne l’évoquent que sous le couvert de l’anonymat ou par l’intermédiaire d’une association professionnelle.

La loi « Robert », un changement radical

Dans son article 5, la nouvelle loi dispose que les collections des bibliothèques territoriales sont « pluralistes et diversifiées », et qu’elles « représentent, chacune à son niveau ou dans sa spécialité, la multi­plicité des connaissances, des courants d’idées et d’opinions et des productions éditoriales ». Le législateur a pris soin d’indiquer qu’« elles doivent être exemptes de toutes formes de censure idéologique, politique ou religieuse ou de pressions commerciales ». Des précisions qui viennent après l’article 1 lequel se termine sur la mention du « respect des principes de pluralisme des courants d’idées et d’opinions » et de « la neutralité du service public ».

« Jusqu’à présent, à chaque fois qu’il était saisi d’un cas, notre comité d’éthique était embarrassé, car il ne disposait pas de base juridique, explique-t-on à ­l’Association des bibliothécaires de France [ABF]. Désormais, la profession a une loi sur laquelle s’appuyer. Ce cadre général s’impose à tous : élus, ­dirigeants territoriaux et bibliothécaires. Il s’agit d’un ­changement radical. »

Auparavant, le comité d’éthique ne pouvait qu’encourager les bibliothécaires à faire valoir les textes de déontologie professionnelle (« Code de déontologie du bibliothécaire », « Manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques », notamment). Des ­documents sans valeur légale.

Les intrusions dans le travail des bibliothécaires sont-elles légion au point qu’une loi doive les évoquer en creux à plusieurs reprises ? Certes, seuls quelques cas sont rapportés de temps à autre par la presse locale. Mais au sein de l’Association des bibliothécaires de France, le comité d’éthique souligne que la plupart des tensions qui remontent jusqu’à lui ne sont pas portées sur la place publique.

Mille et une formes de pressions sur les bibliothécaires

Autrement dit, à bas bruit, des pressions s’exercent ici et là, parfois discrètes et sans lendemain, parfois pressantes et virant au conflit, voire, dans le pire des cas, débouchant sur une sanction disciplinaire.

Le phénomène est d’autant plus complexe à mesurer qu’il prend des formes variées. Outre les demandes d’acquérir tel ou tel titre, les professionnels relatent quelques autres grands classiques du genre : des interpellations pour obtenir le retrait des présentoirs d’un ouvrage faisant l’objet d’une polémique ; ou la contestation du bien-fondé d’une conférence organisée dans le cadre de l’animation culturelle ; la mise en cause d’une personnalité invitée pour un débat ; ou, a contrario, des consignes pour que telle thématique ou telle personnalité soient rayées du programme, etc.

Les bibliothécaires bénévoles aussi

Enfin, les bibliothécaires professionnels ne sont pas les seuls concernés. Car les obligations de pluralisme et de neutralité s’adressent aussi aux bénévoles qu’accompagnent les bibliothécaires départementaux ou ceux de certaines intercommunalités. Les bénévoles, eux non plus, ne sont pas à l’abri de pressions. Et il peut arriver que, même inconsciemment, ils aient tendance à privilégier leurs propres goûts ou positionnements. « La nouvelle loi aide à la professionnalisation des bénévoles, pour que la bibliothèque ne soit pas confondue avec un club de lecture », analyse Céline Cadieu-Dumont, coprésidente de l’Association des bibliothécaires départementaux (ADB).

La loi « Robert » constitue donc un atout pour faire valoir auprès des bénévoles un certain nombre d’exigences, à commencer par celle de se former. « D’autant que dans son article 10, elle précise que la formation des professionnels et des collaborateurs occasionnels fait partie des missions des bibliothèques départementales », souligne Céline Cadieu-Dumont.

Dialogue avec les élus

« La nouvelle loi pose la bibliothèque dans le cadre du service public. Ce qui parfois n’est pas une évidence en milieu rural », confirme-t-on à l’ABF. Quant aux responsables des bibliothèques départementales, il leur revient « de présenter aux élus le rôle de l’équipement, note Céline Meneghin, coprésidente de l’ABD. Lors d’un renouvellement des élus, autant engager le dialogue avec eux, en faisant valoir que nos principes figurent dans une loi ».

De toute façon, quel que soit son échelon territorial, la bibliothèque, ses collections et ses partenariats ne pourront plus être ignorés des élus. Car, dans son article 7, la loi précise que « les bibliothèques des collectivités territoriales ou de leurs groupements élaborent les orientations générales de leur politique documentaire », document qui doit être « régulièrement » actualisé et mentionner les partenariats engagés avec différents organismes et établissements (culturels, éducatifs, sociaux, pénitentiaires, d’accueil de la petite enfance).

« Si les bibliothécaires voient peu les élus, la nouvelle loi est une excellente occasion pour aller leur parler ! Ce texte  est un outil pédagogique et de dialogue sur les missions de l’équipement  », estime Malik Diallo (ADBGV).
 

Professionnels et élus coresponsables du pluralisme

Ces orientations doivent être présentées à l’assemblée délibérante, cette dernière pouvant, le cas échéant, procéder à un vote. « Même s’il n’y a pas de vote, le fait de présenter la politique documentaire à l’assemblée délibérante lui donne déjà une légitimité », estime Nathalie Eychenne, directrice du pôle « sport, culture et solidarités » de la communauté d’agglomération du pays de Foix et Varilhes (42 communes, 32 000 hab., Ariège).

Selon Malik Diallo,  la loi engage aussi élus et professionnels à aller vers « une coresponsabilité pour garantir le pluralisme des collections. Elle nous donne une base pour engager un dialogue ». « La loi dit clairement que la politique documentaire est entre les mains des professionnels, analyse Noé Wagener, professeur de droit public à l’université Paris-Est Créteil [lire ci-dessus]. On peut en déduire, que ce sont eux qui, a fortiori, la mettent en œuvre titre par titre. Le législateur aurait dû le préciser explicitement. Néanmoins l’intérêt de cette disposition est considérable, car si désaccord il y a, il sera formalisé et pourra, le cas échéant, faire l’objet d’un contentieux. »

FOCUS

Une loi qui donne aussi des garanties au public

En consacrant le pluralisme des collections de bibliothèques, la loi du 21 décembre 2021 « met en valeur la neutralité et l’objectivité des ressources proposées au public, fait-on valoir à l’ABF. Elle pose la bibliothèque comme un lieu rassurant pour l’information, l’accès aux savoirs et le développement de l’esprit critique ».

FOCUS

« Le texte érige au niveau légal la distinction entre les compétences professionnelles et celles de l’organe politique de la collectivité »

Noé Wagener, professeur de droit public, Université Paris-Est Créteil :

Quel est l’apport majeur de la loi pour protéger les bibliothécaires ?

Cette protection repose sur deux piliers : les principes énoncés par les articles 1 et 5, concernant le pluralisme des opinions, en particulier l’absence de toute forme de censure ; et une répartition des tâches entre professionnels et élus, précisée à l’article 7, inspirée de la pratique des chartes documentaires.

Comment la loi sort-elle de l’isolement les bibliothécaires confrontés à des pressions ?

L’expérience a montré que les principes, seuls, ne suffisent pas. Et que l’argument du pluralisme peut s’avérer insidieux, puisque c’est celui qu’utilisent souvent des élus ou des groupes de pression lorsqu’ils exigent que la bibliothèque acquière tel ou tel ouvrage.

En disposant que les grandes orientations de la politique documentaire sont élaborées par les bibliothèques, avant d’être présentées à l’assemblée délibérante, le texte érige au niveau légal la distinction entre les compétences professionnelles et celles de l’organe politique de la collectivité. En formalisant une répartition des tâches, la loi cherche, même timidement, à sortir de la logique de l’ordre donné, en catimini, à un bibliothécaire isolé. Les orientations seront discutées en assemblée délibérante, et, en cas de divergence, le désaccord sera formalisé par une délibération. Celle-ci pourra, si besoin, être attaquée au tribunal administratif par des associations de bibliothécaires ou des contribuables locaux…

FOCUS

Les autres dispositions de la loi

Outre le pluralisme, la loi « Robert » pose le principe de l’accès libre et gratuit aux bibliothèques. Elle définit leurs missions et services et reconnaît les « qualifications professionnelles nécessaires à leur exercice ». Elle précise la nature des collections (livres, documents sonores et audiovisuels, et autres ­documents et objets) nécessaires à l’accomplissement des missions des bibliothèques. Elle charge les bibliothèques d’établir et présenter devant l’assemblée délibérante de la ­collectivité les « orientations générales de leur politique documentaire », ­présentation qui peut être suivie d’un vote.

Le texte définit les missions des bibliothèques départementales que les conseils départementaux ne peuvent ni supprimer, ni cesser d’entretenir ou de faire fonctionner. Concernant les EPCI, elle stipule qu’ils doivent « élaborer et mettre en place un schéma de développement de la lecture publique ». Enfin, elle autorise les fondations et associations recevant des dons de livres faits par les bibliothèques à revendre ces ouvrages.

9 février 2022
La Gazette des Communes