Pierre Bauby "Notre attachement au service public est lié à notre construction historique"
Entre conception française et vision européenne, la notion de service public a traversé près de 70 ans de débats et de malentendus linguistiques. De l'invention du “service d'intérêt économique général” en 1957 aux crispations du référendum de 2005, le chercheur Pierre Bauby, spécialiste de l'action publique en Europe, retrace l'évolution sémantique et politique d'un concept clé de la construction européenne.
Comment définiriez‑vous la notion de service public ?
Il n’existe pas de modèle unique qui serait intemporel, universel du service public. Meilleure preuve en est : la France. On parle souvent de “service public à la française”, or le service public recouvre deux conceptions : l’organique et la fonctionnelle. La première assimile le service public à l’activité des autorités directement publiques. La conception fonctionnelle, de son côté, ne s’intéresse pas au statut de l’opérateur : ce qui compte, ce sont les missions dont il a la charge. Les deux coexistent. Et ce, dans tous les pays européens. L’Europe, lorsqu’elle va européaniser les services publics, va partir de la conception fonctionnelle, qui ne s’intéresse pas à la propriété, mais aux objectifs. Bien que le traité de Rome de 1957 parle très peu de services publics, car tel n’est pas son objet, il comporte un article consacré au service d’intérêt général : selon lui, ce qui importe est la mission particulière dont il a la charge. Les traités européens ont beaucoup évolué depuis, mais l’article en question a simplement changé de numérotation : il est demeuré mot pour mot depuis 1957.
La France a‑t‑elle réussi à imposer en partie sa vision du service public au moment de la construction européenne ?
Les différences de langue ont causé problèmes et obstacles. Au sein de la culture et de l’histoire de certains pays, l’équivalent du service public tel que nous l’employons habituellement n’existe pas. Dans le langage européen qui emploie “l’anglais bruxellois”, on bute sur une difficulté : le service public recouvre en France un champ très large (éducation, santé…) tandis qu’en Angleterre et dans la langue anglaise, trois termes correspondent au “service public” de France : “Public service” est la garantie d’avoir accès aux services essentiels pour chaque habitant ; “public services” représente les activités publiques des communes et des autorités publiques ; et “public utilities”, signifie les grandes infrastructures de réseau. Cela représente une difficulté énorme, d’autant que certains pays n’ont même pas l’équivalent du service public. Dès 1957, lorsque les États négocient le traité de Rome et qu’ils en arrivent à parler des services publics, les Allemands ne veulent pas que soit employé l’adjectif “public”, car pour eux cela évoque l’État au sens du Reich. Il y a donc l’invention suivante : le service d’intérêt économique général. L’accent est mis sur la conception fonctionnelle, l’objectif est l’intérêt général et non de savoir si le service est public ou privé. Mais beaucoup de Français ont refusé ce point commun construit dans le langage européen, et ont parlé de “trahison du service public”. Or, cela recouvre simplement l’expression de la dimension fonctionnelle du service public, qui est omniprésente en France.
Une partie du rejet français du traité constitutionnel européen reposait sur la défense du service public à la française.
Pourquoi les Français étaient aussi attachés à ce terme en 1957, et ne souhaitaient pas entendre parler de services d’intérêt général ?
Cela revient à notre construction historique. Les Lumières, puis la Révolution française ont prôné et mis en œuvre l’émancipation. D’une part, par rapport à l’État ultra‑centralisé, hiérarchique et absolu, et d’autre part par rapport à la religion catholique. Mais à l’époque, on va remplacer la royauté et l’Église par l’État. Ensuite, la IIIe République va imposer la langue française, une illustration du caractère “top down” de l’État, au cœur de la conception française. De son côté, l’Allemagne est une fédération qui va se constituer par les Länder, donc “bottom‑up”. Le même phénomène va s’observer en Belgique et dans tous les États fédéraux. Chaque État reste le fruit de son expérience. Par exemple, on ne peut comprendre les autonomies régionales espagnoles qu’au regard du franquisme. Les constructions historiques sont essentielles.
Les Français ont à nouveau été vent debout contre l’emploi du terme en 2005 durant le referendum pour la Constitution. Quel était le cœur de la controverse ?
Deux pays ont voté contre la Constitution en 2005 : la France et les Pays‑Bas. Une partie du rejet français du traité constitutionnel européen reposait sur la défense du service public à la française. La crispation s’est cristallisée autour de l’expression “concurrence libre et non faussée”. Pour ses détracteurs, l’Europe obligeait l’ouverture à la concurrence et démolissait les services publics français. Des conflits ont éclaté sur cette question : à l’image de l’ensemble de la construction européenne, aucun modèle n’était défini à l’avance, tout s’est élaboré au fil des débats, des confrontations et des négociations.
De leur côté, pourquoi les Pays‑Bas s’étaient‑ils opposés au texte ?
Encore une fois, la raison tenait aux services publics. Historiquement, les Pays‑Bas privilégiaient un parc de logements essentiellement locatif organisé autour d’un principe de mixité sociale dans l’attribution des habitations. Cependant, au début des années 2000, la Commission européenne a considéré que ce système contrevenait aux dispositions du traité européen relatives à la promotion de la concurrence. Elle a par conséquent exigé des Pays‑Bas qu’ils procèdent d’abord à la privatisation d’une partie significative de leur parc locatif, puis qu’ils modifient leurs critères d’attribution en s’écartant du principe de mixité. Le pays a alors connu une levée de boucliers, mais cette mobilisation a été bien moins médiatisée que les débats français.
Le protocole a permis de supprimer la crainte française que la notion disparaisse.
Que s’est‑il passé par la suite ?
Un an et demi après, les chefs de gouvernement ont organisé une nouvelle conférence intergouvernementale pour aborder l’avenir des traités européens et aboutir au traité de Lisbonne. Il y a renégociation. La France, avec le président Nicolas Sarkozy, souhaite supprimer l’expression “concurrence libre et non faussée”, qui sera retirée du texte et mise dans une annexe. Les Pays‑Bas – avec un gouvernement de centre droit à l’époque – mettent le holà aux injonctions reçues en matière de logement. Ils conditionnent leur acceptation du nouveau traité à l’adoption d’un protocole en annexe, concernant les services d’intérêt général. Ce protocole 26, qui a même valeur juridique que le traité, est un chef‑d’œuvre de discussion et de finesse. Il se structure autour de deux volets : le volet économique et le volet non économique, ce dernier échappant à la compétence de l’Union européenne. Bien que la frontière entre ces deux domaines ne soit pas précisément délimitée, cette rédaction s’avère judicieuse, car elle reflète l’approche stratégique des Pays‑Bas : ils se sont interrogés sur la nature du logement : relève‑t‑il du domaine économique ou non ? Dans le cas d’une qualification non économique, l’Europe reste à l’écart. En revanche, si le logement est considéré comme économique, l’intervention européenne devient possible, mais elle s’accompagne de nombreuses garanties et limitations.
Est‑ce finalement ce deuxième article qui permet à chaque État de conserver sa propre notion de service public ?
Oui, seulement s’il le souhaite. Le traité n’est pas une obligation, mais représente les facultés qu’ont les États membres de mener bataille. Ce texte représente des points d’appui. Il ne s’applique pas automatiquement. Finalement, grâce aux Pays‑Bas, le protocole a permis de supprimer la crainte française que la notion disparaisse, ou que l’Union européenne impose à la France de délaisser ses services publics. Ce sont les hasards de l’histoire. Ce texte est clé, mais ensuite, il faut le faire vivre.
On parle bien de service d’intérêt général : cette controverse a‑t‑elle débouché sur un consensus autour de cette notion ou observe‑t‑on encore des divergences ?
De moins en moins. Même si on continue de rencontrer des nostalgiques du service public, le Parlement européen se rassemble globalement autour de la conception fonctionnelle du service d’intérêt général. Concernant l’évolution sémantique, il y a eu de 2005 à 2015 un intergroupe appelé “Services publics”, proposé par des Français qui l’ont animé. Il a fonctionné durant dix ans, puis n’a pas été renouvelé durant cinq ans au changement de législature. Avec la nouvelle législature de juin, un intergroupe “Économie sociale et service d’intérêt général” a été constitué. Ce changement d’intitulé illustre l’apaisement des tensions autour du service public : une mutation symbolique qui traduit l’appropriation de la terminologie européenne.
9 septembre 2025
Pierre Laberrondo
Philippe Ramognino
pour ACTEURS PUBLICS